La douleur, ça ne soigne pas.
Les psychédéliques, c’est tout sauf une partie de plaisir. Souvent, on en bave. Le trip n’est pas forcément une expérience plaisante. A ce titre, oui, la douleur est parfois au programme. Si ce n'est pas de la douleur à proprement parler, ce pourrait être des inconforts, une gène, une souffrance ou une anticipation de la souffrance. Tout cela pourrait même être vécu deux fois: les difficultés vécues dans l’instant pourraient faire remonter des difficultés plus “anciennes”, subitement “décollées” par l’expérience. Je mets tous ces guillemets pour signifier que l’on pourrait questionner le fait qu’elles soient anciennes (puisqu’elles sont vécues maintenant) et qu’elles soient décollées (parce que l’on ne sait pas trop à quoi elles étaient alors collées), mais bon, faisons simple ! En résumé, l’expérience enthéogène secoue le bocal, ça agite les grumeaux et ça peut faire mal.
Alors, pourquoi aller sur ce terrain-là? Cette douleur aurait-elle une vertu thérapeutique intrinsèque? Si vous souffrez déjà dans votre actualité personnelle, pourquoi charger la barque en vous imposant un trip potentiellement pénible?
Déplions cela, pour voir.
Le changement ne tombe pas du ciel. L’homéostasie est une tendance assez naturelle et légitime. En somme, personne ne change pour le plaisir de changer… Pour vous faire bouger, il va falloir réveiller 4 petits lutins.
Le premier lutin — appelons-le Beta — est aux aguets. Son job, c’est d’agiter les bras pour indiquer que quelque chose ne va pas. Souvent, c’est dans votre corps que Beta va se manifester. Les signaux qu’il envoie vous font vous sentir en décalage, inapproprié, pas à votre place. Au-delà d’un certain niveau de mal-être, Beta gesticule tant et si bien que son message devient omniprésent, au point parfois de susciter des réactions un peu violentes (fight).
Le deuxième lutin — Gamma — est un anxieux. Il a tendance à s’agripper à ce qu’il connait. La perspective d’un changement ne le réjouit pas. Quand vous faites mine de bouger, il s’accroche à votre veste et tente de vous ralentir, au risque que vous n’alliez finalement nulle part. Si vous lui laissez prendre toute la place, il ne vous laisse que l’apathie et la résignation comme seules options (freeze).
Le troisième lutin — Delta — est un rêveur. C’est le champion des plans sur la comète. Il lui faut un minimum de perspectives, sinon il dépérit. Là où Gamma vous retient par le bas du manteau en vous rappelant tout ce que vous avez à perdre si vous bougez, Delta vous tire par le bras pour vous emmener ailleurs, en vous expliquant tout ce que vous avez à y gagner. Si vous n’écoutiez que lui, vous seriez déjà loin, sans même savoir où vous allez (fly).
Heureusement que Flex, le quatrième lutin, est là pour calmer le jeu. C’est lui qui amène les 3 autres à se poser et à parler entre eux. Il amène un peu de pragmatisme dans tout cela. Flex parvient (parfois) à imposer une temporisation, une prise de recul. Le ton descend alors d’un cran, et des résonances étonnantes émergent parfois. Beta, Gamma et Delta s’alignent et alors, magie, un mouvement apaisé émerge spontanément.
Quel lien avec la douleur d’une expérience enthéogène?
Aujourd’hui, vous gérez. Je gère aussi. “Ca va”, comme on dit. En laissant les commandes à une substance, ça risque d’aller moins bien. Les lutins vont s’exciter et courir dans tous les sens. Beta va être submergé par les signaux qu’il reçoit de tous côtés. Ca va clignoter de toutes les couleurs pour lui. Gamma va avoir l’impression d’être forcé à renoncer à tous ses ancrages terriens. Il va mourir, en somme. Delta va se sentir pousser des ailes et faire un avec le cosmos. Il va s’envoler dans un trip mystique.
Si vous avez un peu d’expérience enthéogène, Flex connait la musique: il sait qu’il va être dépassé, mais il sait aussi que tout passe. Il renoncera plus facilement à gérer la situation, il laissera les autres lutins s’exciter et attendra que cela décante. Il laissera l’expérience se faire, dans ce qu’elle pourrait avoir de plus intense. Selon la dose et le contexte, le trip sera plus ou moins profond et plus ou moins porteur de sens.
Parfois, et surtout si c’est votre première expérience, Flex pourrait douter de sa capacité à calmer les autres lutins, et il va alors lui-même être submergé par ce tourbillon. Il y a alors 3 chemins possibles: la souffrance apprenante, la souffrance tétanisante… et l’extase. Si c’est la souffrance qui s’invite la première, on pourrait appeler cela un bad trip. Tout concourt alors à vous faire savoir que quelque chose de pas terrible demande à prendre forme.
Si ce pseudo bad trip est ce qu’il vous fallait pour renouer avec votre capacité de mise en mouvement, il aura été utile. La souffrance (re)vécue durant le trip se transmute en une expérience apprenante qui réinstalle un peu de flexibilité. C’est pour cela que je le qualifiais de ‘“pseudo”: le bad trip n’en est pas vraiment un, puisqu’il aura été utile.
A contrario, il peut aussi arriver que la douleur ressentie soit telle qu’elle en devient tétanisante. Les lutins sont dépassés au point de se sentir menacés dans leur existence. A cet endroit-là, il n’y a plus de ressource pour du changement, et le bad trip peut devenir une spirale descendante qui ajoute aux difficultés.
Qu’est-ce qui fait la différence entre souffrance apprenante et souffrance tétanisante? C’est dans la préparation du voyage que cela se joue. L’enjeu est celui de la confiance: confiance en soi, confiance en l’accompagnant, confiance dans le contexte, confiance en la substance. Confiance en la vie, en somme? Comme une certaine forme, un peu paradoxale, d’optimisme existentiel? Il sera de la responsabilité du psychonaute et de son accompagnant de sentir si ce capital de confiance est suffisament présent. C’est l’enjeu numéro 1 du travail de préparation du voyage. Tout devrait y contribuer: la diète, les rituels et les dialogues préliminaires. Faire cela, c’est déjà voyager. C’est déjà faire l’expérience de la capacité du psychonaute à accepter ce qu’il va se passer, quoi qu’il se passe. C’est une forme de reddition préalable qui, paradoxalement, donne du sens au “combat” à venir.
A l’opposé, si ce travail de préparation fait ressortir que la perspective la plus probable, c’est le pire, c’est probablement ce que les substances amèneront. Dans ce cas, l’accompagnant avisé saura que le changement devra attendre. Son focus sera aiguillé vers l’apaisement et le répit du candidat-psychonaute, pour installer un espace sécurisé où il pourra (re)prendre des forces à son rythme.
En résumé, oui, les voyages enthéogènes, ce n’est pas forcément une partie de plaisir. La douleur y est présente (mais pas omniprésente). L’expérience de cette douleur peut être l’occasion d’une remise en mouvement. Les grumeaux se décollent et peuvent alors être traités, processés, intégrés. Ca fait un peu mal, parfois. Comme une pierre qui passe dans un rein qui aurait eu à trop filtrer…