Je risque une addiction.
C’est un fait: les études cliniques (stoppées par Nixon à fin des années 60 pour des raisons politiques, mais qui ont heureusement repris depuis 2005) confirment massivement que les enthéogènes tradionnels tels que l’ayahuasca, l’iboga, le peyotl, les champignons magiques, et même le LSD (qui est la version moderne de l’ergot de seigle), ne sont pas addictifs.
Cet article de Lancet résume assez bien la situation:
En voici un extrait:
“Depuis 5700 ans, les peuples ont utilisé les psychédéliques dans le cadre de pratiques spirituelles, bien avant toutes les grandes religions organisées. […]
En vertu de la convention des Nations unies de 1971 sur les substances psychotropes, l’OMS est chargée d’évaluer la politique internationale en matière de substances psychédéliques. L’évaluation initiale de l’OMS indiquait que les substances psychédéliques sont généralement consommées dans l’espoir d’induire une expérience mystique conduisant à une meilleure compréhension des problèmes personnels de l’utilisateur et de l’univers. L’évaluation de l’OMS ne citait pas un seul exemple de dommages causés par des substances psychédéliques naturelles telles que la psilocybine ou le peyotl, et ne citait qu’une poignée d’anecdotes liées au LSD. Il ne s’agissait en aucun cas d’une évaluation des dommages fondée sur des données probantes.
Au cours des 50 dernières années, on estime que les gens ont consommé au moins un demi-milliard de doses de drogues psychédéliques. […] Sur la base d’une vaste expérience humaine, il est généralement admis que les psychédéliques ne provoquent pas de dépendance ou d’usage compulsif et qu’il existe peu de preuves d’un lien entre l’usage de psychédéliques et les anomalies congénitales, les lésions chromosomiques, les maladies mentales durables ou les effets toxiques sur le cerveau ou d’autres organes du corps. Bien que les psychédéliques puissent induire une confusion temporaire et des troubles émotionnels, les hospitalisations et les blessures graves sont extrêmement rares. Dans l’ensemble, les psychédéliques ne sont pas particulièrement dangereux par rapport à d’autres activités courantes.”
Cette peur de l’addiction résulte d’un amalgame innapproprié avec d’autres drogues telles que l’héroïne, la cocaïne, mais aussi le tabac, le sucre ou l’alcool. Toutes ces drogues, dont le potentiel addictif est bien connu, ont en commun d’aller taper dans le circuit de la dopamine (le circuit de la récompense). Ce sont des stimulants, elles vous “dopent” (même si le verbe n’a pas de base étymologique commune avec la dopamine, contrairement aux apparences). Une activation répétée et intense de ce circuit se traduit naturellement par une appétence croissante pour l’expérience. On notera au passage que la plupart de ces drogues agissent en inhibant la recapture de la dopamine dans la fente synaptique. En clair, la dopamine émise par le neurone émetteur reste plus longtemps disponible pour le neurone récepteur, dans la mesure où elle est moins rapidement “recapturée” par l’émetteur lui-même. En résumé, ces drogues agissent en limitant les pertes.
A contrario, les psychotropes traditionnels travaillent eux sur le circuit de la sérotonine (qui régule l’humeur et les émotions). Leur mode d’action est différent: pour faire simple, elles se font passer pour de la sérotonine, du fait de leur structure chimique similaire. Au lieu de limiter les pertes, elles créent donc une abondance temporaire, provoquant ainsi un voyage au fond de l’expérience émotionnelle. Elles font ainsi “dérailler” momentanément le système de régulation de l’humeur. Cette régulation est régie par ce que les neurologues appellent le “réseau du mode par défaut”, qui dicte nos comportements automatiques et nos réactions standardisées (c’est-à-dire, ce qui constisue le noyau de notre personnalité). A la différence des drogues dopaminergiques, le trip sérotoninique n’est donc pas forcément “une partie de plaisir”. C’est plutôt l’expérience d’un mode de fonctionnement à contrepied de notre mode de fonctionnement habituel, avec tout le potentiel de changement que cela implique.
En Amérique du Sud, les curanderos savait déjà tout cela. Prenons les substances qui activent le circuit de la dopamine: là-bas, ce sont principalement la coca et le tabac. Leur utilisation rituelle est plutôt fréquente, à petite dose, pour ponctuer des activités récurrentes. Il s’agit par exemple d’augmenter sa vivacité pour aller à la chasse (feuilles de coca), ou d’ouvrir son esprit pour préparer un voyage ou une décision à prendre (poudre de tabac). L’intention est placée sur un accroissement, sur une amélioration. On ne va pas très loin, mais on s’améliore, l’espace d’un instant. L’expérience est plaisante, satisfaisante, gratifiante.
Nos druides le savaient sans doute aussi. On peut supposer que leur utilisation de la belladone et des opiacées (ou la datura sur le continent indien) était similaire, quoique les risques d’overdose soient nettement plus élevés qu’avec leurs équivalents sud-américains. Malheureusement, ils disparurent avec leurs traditions (orales), rayés de la carte par l’émergence des monothéismes.
Si l’on considère maintenant les substances travaillant sur le circuit de la sérotonine, on constate qu’elles sont consommées lors de rites plus ou moins sophistiqués, soit à vocation cérémonielle (des fêtes, des célébrations), soit pour régler un problème précis (soigner ou transformer). Il y a quelque chose de “drastique” dans leur utilisation. Leur consommation est liée à une intention de voyage, une volonté de changement. On ne revient pas comme l’on est parti. Il n’y a rien de moins sûr que d’en faire une expérience plaisante…
Dans un contexte de consommation contemporain, il est également intéressant de se rappeler que la consommation de psychotropes sérotoniniques n’est vraiment pas une partie de plaisir. Le goût est en général infâme, les effets sont incompatibles avec une activité récréative ou sociale, le décorum requiert une importante mise en place et les livrables (les prises de conscience) sont parfois conséquents, souvent secouants, et peuvent mettre un certain temps à être intégrés. Autant de bonnes raisons pour ne pas être tenté de remettre le couvert trop fréquemment.
Une avant-dernière remarque en passant (mais je ferai peut-être bien d’en faire un article à part entière): l’un des domaines où la psilocybine (qui est la substance psychoactive des champignons magiques) et le LSD semblent exceller, c’est justement celui du traitement des addictions graves aux drogues dopaminergiques. Raymond Devos n’aurait pas manqué de dire: “amusant, non?”.
Avant de conclure (provisoirement), voilà ma dernière remarque: toutes les substances évoquées ici, qu’elles soient liées au circuit de la dopamine ou de la sérotonine, ont un profil complexe et jouent simultanément sur plusieurs circuits, avec des modes d’action assez différents. Leur effet physiologique et psychologique est également largement influencé par l’intention et par le cadre dans lesquels se déroule l’expérience. Cet article n’a pour vocation que de commencer à démêler l’amalgame entre les “drogues” et les substances enthéogènes. Si vous souhaitez approfondir cette réalité riche et fascinante, je serais enchanté d’en discuter avec vous.
Alors, ce risque d’addiction, oui ou non?
Faisons bref.
Elevé pour les drogues tapant dans le circuit de la dopamine. Ca tombe bien, elles sont souvent en vente libre: sucre, tabac, alcool... Les autres ( opioïdes, héroïne et cocaïne) font vivre des cartels. Il n’y aura que des faux amis pour vous accompagner dans ces trips-là.
Faible pour les substances tapant dans le circuit de la sérotonine. Elles sont toutes interdites. En cherchant (et en triant), vous trouverez des praticiens chevronnés et prudents, des passionnés de l’humain, qui accepterons peut-être de vous accompagner sur des chemins qu’ils ont eux-mêmes parcourus. Le vrai risque, c’est alors celui d’une addiction à votre propre élucidation. Si les enthéogènes peuvent vous aider à l’amorcer, c’est tant mieux. Quand ce processus-là est entamé, il n’y a pas grand-chose ni grand monde qui pourra vous y faire renoncer.