Rétrospecter, est-ce suffisant?

13/07/2018 17:25 - Commentaire(s) - Par Olivier Caeymaex

Le cheminement qui nous a conduit du passé vers le présent, nous en connaissons le tracé. Cette route, nous l'avons vécue dans notre chair. Lorsque nous nous retournons, nous constatons le chemin parcouru. Que l'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, ce cheminement fut ce qu'il fut. Nous le constatons a posteriori, il est dorénavant unique et figé. Nous sommes reliés à notre passé par un chemin qui se conjugue au singulier (si ce n'est que nous réécrivons cette histoire en permanence, mais c'est une autre histoire).
La réécriture du passé récent, en agilité, cela s'appelle une "rétrospective de sprint". En sociocratie, cela se fait dans presque toutes les réunions et cela conduit à noter des "tensions" (ou des propositions).

Rétrospection: n.f. Action de regarder en arrière, de se reporter dans le passé.

Toutes les deux semaines, c'est souvent! Cette institutionnalisation de la rétrospection n'est pas anodine. Elle est le fondement même de l'intention agile. Sans rétrospection, il ne peut y avoir que de la répétition, et c'est là que trépassent la pertinence et la flexibilité.
Comment éviter que cette rétrospective ne mène qu'à une prolongation stérile de la seule version du passé que nous ayons pu connaître? Il n'y a pas si longtemps que cela, ce passé unique s'appelait encore "notre futur" et se déclinait dans une palette infinie de scénario. Serions-nous condamnés, au fur et à mesure que nous avançons, à l'appauvrissement systématique d'un futur riche et multiple se métamorphosant immanquablement en un passé unique et immuable?

Pour les agilistes, l'exercice rétrospectif consiste principalement à prendre du recul, cette réflexion devant leur permettre de faire évoluer leurs pratiques et leur gouvernance. En verbalisant les aléas et les opportunités auxquels elles furent exposées, les équipes agiles analysent ce qu'il s'est passé (en bien et/ou en mal) et elles en tirent des enseignements pour que cela n'arrive plus (ou pour que cela arrive davantage). Cette mise en perspective incite tout naturellement à tracer une ligne imaginaire allant du passé jusqu'au futur. En se livrant à cet exercice, cela pourrait-il conduire à n'imaginer qu'une toute petite partie des futurs possibles? C'est un risque...

Le futur est riche d'une infinité de scénarios, tous étroitement liés par des forces qui font la part belle à l'effet papillon, à la loi de Murphy, à la théorie des jeux, à la mémétique, à la loi des séries et à bon nombre d'autres joyeusetés statistiques parfois contradictoires. Face à un tel potentiel joyeusement chaotique, se pourrait-il que l'analyse du passé soit une base trop pauvre que pour nous permettre d'embrasser le futur dans toute sa richesse?

En SCRUM, souvent, malheureusement, le Product Owner a fait une OPA sur le futur. La vision, c'est son rayon. La rétrospection des Team Members, elle permet juste d'éviter de refaire les erreurs du passé. La répartition des rôles semble claire. Mouais... Je ne souscris pas à cette répartition des responsabilités. Trop bien pensante que pour ne pas être dangereuse. Trop managériale que pour être sincère.

Jouons avec les mots.

Au verbe "rétrospecter", ajoutons le verbe "introspecter".

Introspection (m.f.): connaissance intérieure que nous avons de nos perceptions, actions, émotions, connaissances, différente en ce sens de celle que pourrait avoir un spectateur extérieur.


Comment est-ce que je me sens? Qu'est-ce qui se passe en moi? Qu'est-ce qui se passe au sein de l'équipe? En activant ce mode introspectif, l'équipe va peut-être se donner accès à des réalités qui pourraient être fort différentes de ce qu'aura fait émerger le traditionnel "liked, learned, longed for". Cette introspection partagée peut être l'occasion de tisser des liens personnels plus forts. Ces liens pourront à leur tour servir de filet, de maillage, de trame pour faire émerger l'énergie dont le collectif est porteur.

Ajoutons également le verbe "prospecter".

Prospecter (verbe transitif): examiner, étudier (un terrain) pour rechercher les richesses naturelles.

A quoi voudrais-je que le futur ressemble? Que pourrait-il nous arriver de meilleur? Que pourrait-il nous arriver de pire? En soi, ces deux questions n'ont rien de révolutionnaire. Les amateurs de SWOT et Business Model Canvas y sont largement habitués. Mais ce sont pourtant deux questions que j'entends peu en rétrospective. Toutes occupées à décortiquer le passé, les équipes en oublient de considérer le futur dans toute sa richesse. Pourtant, en se posant ces deux questions toutes simples, elles s'autorisent à entrevoir deux extrêmes: la fin du monde d'une part, et un nirvana sans doute utopique d'autre part. Entre ces deux impossibilités se trouve le chemin qui sera le leur. En ouvrant leur curiosité intellectuelle et émotionnelle à ces deux extrêmes, elles perçoivent plus largement la palette des futurs possibles. N'est-ce pas là que la flexibilité commence?

A la traditionnelle rétrospective, ajoutons donc un temps pour faire une introspective et un temps pour faire de la prospective. Au travers de ce triple questionnement, les agilistes ont de bonnes chances de pouvoir imaginer le futur dans toute sa richesse.
Olivier Caeymaex

Olivier Caeymaex